Avant-propos
Le mot « mesure » vous fait rêver ? Vous avez raison, la grande mesure, c’est beau. Mais si vous ne savez pas la différence entre grande mesure (bespoke) et demi-mesure (made-to-measure), il vaudrait mieux que vous restiez prudents. D’une part, ces mots ne sont la garantie de rien du tout puisque n’importe qui peut se les approprier. Ensuite, l’ambiguïté du mot sur-mesure, permet de détourner l’aura de qualité superlative désormais portée par le mot mesure. Soyons clairs : la grande mesure, c’est de l’artisanat, c’est 80 heures pour réaliser un costard et du travail à la main. Ça coûte un bras. Ou même plus, demandez à François Fillon. La petite mesure, c’est moins cher, mais comme ça comporte une bonne dose de travail à la main et que ça ne sort pas de machines roumaines, c’est pas donné non plus.
En revanche la demi-mesure, ça peut être n’importe quoi. Certes, vous avez des gens sérieux qui proposent une bonne sélection de tissus, qui savent prendre des mesures, faire des retouches et qui font fabriquer dans des manufactures avec un cahier des charges convenable. Mais, souvent, vous allez vous retrouver avec un costard thermocollé dans des tissus d’entrée de gamme.
Avec un marketing plus ou moins spectaculaire, les marques de demi-mesure tentent de vous vendre du rêve. Elles sollicitent donc les influenceurs qui ne cessent de découvrir « la nouvelle pépite aux prix très placés », et cela même si le produit est identique aux autres marques et sans éclat particulier. On voit sur la toile de jeunes influenceurs demeurés donner des conseils sartoriaux et parler sans cesse d’artayeur alors qu’ils ont porté trois costards Devred dans leur vie. Autoproclamés « experts », ils se jettent sur la demi-mesure avec l’empressement énamouré d’un écologiste face à un cassoulet au tofu. Piochant leurs fameuses « règles de l’élégance » dans les tutos anarchiques d’autres blogueurs ignares, ils singent les codes de l’élite aristo-bourgeoise de l’entre-deux guerres et vous parlent de tenue « formelle » comme s’ils portaient la queue de pie toutes les semaines. Un conseil : n’écoutez pas leurs conseils.
Il est tentant de se laisser éblouir par l’emploi des mots mesure, atelier, artisanat, art tailleur : ce sont des appâts évoquant un monde disparu, sans plus de réalité contemporaine que la queue-de-pie sus-nommée. Le petit tailleur de quartier, ça n’existe plus : les costumes sont désormais fabriqués dans des usines. Les véritables tailleurs artisanaux qui existent encore fabriquent à un niveau de prix qui ne peut pas être celui de la demi-mesure. Ou alors dans des pays lointains ou la main d’œuvre est payée comme vous n’aimeriez certainement pas qu’on vous rémunère.
Comme pour les chaussures dont vous avez entendu parler ici, il faut savoir que la plupart des marques font fabriquer dans les mêmes usines, avec un cahier des charges plus ou moins variable. Inutile de chercher à décrire la cartographie des usines : cela change fréquemment. Il y a de nombreux fabricants, que les magasins parisiens utilisent abondamment, notamment Formens (Roumanie) et Studio Tailleur (Portugal), mais il y a aussi des ateliers italiens chinois, indiens, coréens… Et puis, par ailleurs, certaines des marques qui conçoivent les patronages et les outils de vente, qui réalisent la fabrication et proposent aux magasins leurs produits, comme Munro Tailoring (Pays-Bas), fabriquent eux-mêmes dans des usines différentes.
Le problème, c’est moins l’origine que la nature des produits : vous n’avez aucune idée du niveau de prestation que chaque marque exige de l’usine. On peut vous vendre de l’entoilage, mais sans aucune garantie de sa qualité ni d’ailleurs de ce que cela désigne (un plastron en poils de cul collé sur un tissu synthétique ?). On peut vous vendre de jolis tissus pour la ceinture du pantalon mais avec une toile de renfort minable qui s’affaisse tout de suite (contrairement à une canapina de qualité avec une rigidité qui donne de la forme à la ceinture).
Il faut d’abord savoir qu’une boutique en demi-mesure n’est en rien une boutique de tailleur. Vous pouvez ouvrir votre bouclard sans la moindre connaissance dans le domaine : il suffit d’avoir un peu de trésorerie et l’arrogance de vouloir vous faire passer pour un arbitre des élégances. En fait, avec un grand miroir, une machine à café et des ciseaux de tailleur négligemment posé dans un coin, ça fait la blague. Si, en plus, vous avez un canapé Chesterfield, vous pouvez prétendre à recréer le Club des Cinq (José Camps, André Bardot, Di Nota, Socrate et Gaston Waltener, étendu à Max Ezveline, Claude Rousseau, Henri Urban, Francesco Smalto — oui, c’était autre chose que le club des Glandin & Mereloye, Laniero, Boggio & Cie).
Ça marche pareil qu’un restaurant : une fois que vous avez le décor, vous achetez le contenu tout préparé et vous faites un vague assemblage. Ce qui compte, c’est que le pigeon ait l’impression d’avoir bien mangé et d’être bien habillé. En général, le client est content, ou se force à l’être parce qu’il a lâché 1500 boules pour un costume fabriqué en Roumanie avec un col mal emboîté, des boutons mal alignés, un excédent de tissu sous les aisselles et les dorsaux trop serrés (exemple vécu, faut payer pour apprendre).
Le fonctionnement d’une boutique en demi-mesure est simple : on prend les mesures (plus ou moins bien) à l’aide d’un gabarit qu’on a acheté auprès d’un fabricant, on lui envoie la fiche et il le fabrique dans son atelier familial artisanal aux méthodes ancestrales usine. Les marques qui fabriquent ne sont pas les exécutants du gentil tailleur. C’est plutôt l’inverse : elles disposent de l’outil de production et proposent aux boutiques un ensemble des prestations qui vont du contenu marketing à la réalisation des vêtements en passant par le design, la gamme de produits et jusqu’à l’argumentaire que le vendeur postpubère vous refilera quand il n’est pas occupé à se branler devant des photos du Pitti avec des étoiles dans les yeux.
Parce qu’en réalité, la boutique ne sait rien faire du tout. Elle achète à peu près l’ensemble de ce qu’elle vous présente : les cahiers avec les belles images, les liasses de tissus, les gabarits, les accessoires, etc. Le fabricant fournit aussi des manuels d’aide à la prise de mesure. La prise de mesure, pour le faux tailleur qui a eu une formation de trois mois, consiste à vous faire enfiler une veste ou un pantalon en prêt-à-porter (le gabarit) et à ajuster en retirant un centimètre par-ci, par-là. Le fabricant livre un manuel avec la liste des défauts potentiels et la résolution approximative des problèmes (« si c’est trop serré là, alors relâchez d’un centimètre »). Evidemment, ce processus se fait sans que l’usine ait jamais vu le client et le vendeur qui prend vos mesures n’a jamais tenu une aiguille dans les mains et ne connaît pas forcément les contraintes matérielles de la fabrication. En général (il y a quand même d’heureuses surprises avec certaines maisons dont le personnel a pu recevoir une formation de tailleur), il n’est d’ailleurs pas du tout qualifié pour adapter un patronage à la morphologie ou la posture du client : et si le patronage est lui-même moyen, ça ne risque pas de s’améliorer.
Et ne comptez pas sur des essayages intermédiaires : il faudrait renvoyer le costume, ce qui serait coûteux. On fait au mieux, on cache les problèmes au client et, si vous avez de la chance, on accepte de faire des retouches qui seront confiées au couturier en bas de la rue. On est loin du rêve de perfection artisanale qu’on vous a fait miroiter à l’aide de photographies en noir et blanc, d’images de ruban et de craie de tailleur. Donc, vous aurez vraisemblablement un vêtement à votre taille, mais avec des plis, du mauvais goût et une absence totale de proportion.
Or, la vraie grande mesure n’a rien à voir. Ce qui différencie la grande-mesure de la demi-mesure, c’est que « grand » implique un processus vraiment artisanal, c’est-à-dire la création d’un patron correspondant à la morphologie du client et non une vague adaptation d’un gabarit préexistant. Dans la grande mesure, on fait plusieurs essayages et le travail est essentiellement réalisé à la main. La qualité de l’apiécement est sans commune mesure, ainsi que la mise en valeur de la silhouette et le cachet qui ressort d’un vêtement dont les détails ont été travaillés et non bâclés. Le prix n’est pas le même, évidemment.
Dans la demi-mesure, on peut certes choisir un croisé ou un deux boutons, tel ou tel type d’épaule, des poches plaquées ou à rabats, des boutons en corozo ou en imitation corne : les décisions paraissent infinies et, pour le débutant qui ne s’était jamais posé ces questions, cela parait le summum de la personnalisation, le vêtement unique, l’originalité absolue. Rendez-vous compte, vous pouvez même choisir une doublure avec des motifs rigolos ou une ceinture intérieure de pantalon avec un tissu fantaisie. Seulement, voilà, si l’on vous propose les gadgets et tout ce qui est standardisable, tout ce qui relève véritablement du style du vêtement n’est pas abordé. De coupe, il n’est jamais question.
Car le patronage qui sert à faire les costumes de tous les clients ne changera pas. S’il vous venait l’envie de descendre le niveau du cran, la ligne de l’anglaise, de modifier l’aplomb de la manche, l’orientation de la couture d’épaule, le dessin du revers, vous vous trompez d’adresse. Tel tailleur en ligne vous propose un bas de pantalon « étroit-moyen-large » : ça c’est de la mesure précise ! Votre posture, la taille des mollets, la morphologie de la jambe ? Bof, du moment que ça rentre. Quant à réclamer un pantalon à taille haute, une fourche et des montants confortables, vous n’y pensez pas, on n’est pas tailleur, non plus. Une pince ou deux, on peut, mais faut pas pousser plus loin.
Cependant, les modifications liées à la réalisation du vêtement sont parfois prévues dans les manuels des fabricants, mais il n’y a guère de vendeurs qui soient capables de juger de l’emmanchement (qui peut pourtant être monté ou descendu) ou de détails que l’usine devra prendre en compte à distance. Les documents proposés par les marques / fabricants ont pour raison d’être le fait même que les vendeurs des magasins ne soient pas des tailleurs puisqu’ils expliquent comment identifier et corriger des défauts dont un tailleur compétent n’aurait pas besoin d’être averti. On trouve donc des outils spécifiquement conçus pour permettre à des vendeurs de magasin de se former à la prise de mesure, au repérage et à la correction des défauts. Ces documents, souvent bien réalisés, servent à minimiser les défauts les plus criants, mais ne remplacent pas une véritable formation tailleur. L’écart entre la demi-mesure et la grande mesure est donc, au fond, que le client à affaire, dans le premier cas, à un vendeur et dans l’autre, à un tailleur.
Fondamentalement, le fait que la prise de mesures et la fabrication soient dissociées constitue un problème que certains magasins parviennent à résoudre assez bien, s’ils ont des vendeurs expérimentés, et que d’autres choisissent de régler par l’approximation. Un magasin en demi-mesure qui compliquerait trop les possibilités relevant de la coupe, prendrait le risque d’erreurs plus nombreuses. S’il acceptait trop d’essayages avec des retouches, il y laisserait sa marge. L’intérêt est donc de vous faire croire que tout va bien. De toute manière, le vendeur ne voit pas non plus les défauts, alors tout le monde il est content et la vie est belle. Pour une description des catastrophes, reportez-vous à un article précédent. Et puis, bon, le costume s’adresse en général à quelqu’un qui va à un mariage et qui le portera avec des chaussures pointues.
Expérience personnelle chez une marque qui prétend que « Italians do fit better » : avec la même prise de mesures ( !), une veste de costume aux manches trop longues et un manteau aux manches trop courtes et trop serrées et à la jupe trop courte : et impossibilité de corriger en relâchant la largeur de la manche faute de tissu à l’intérieur (ils coupent au plus juste). L’aplomb douteux du croisé, la cassure au milieu du revers sont d’autres péripéties stylistiques qu’on ne s’imagine pas devoir avaler quand on commande de la demi-mesure en croyant aux miracles. Sans parler du beau costume bleu désormais immettable parce qu’il cloque de partout malgré un supposé entoilage « en crin de cheval cousu en utilisant la technique de la picchiettatura avec une aiguille en crochet appelée rostriglione » : j’avoue, à l’époque, j’y ai cru. Mais, bon, à l’usage, quand un tissu fait des bulles, ça sent le thermocollé, quand même, non ?
Autre expérience d’une grande marque italienne de prêt-à-porter proposant un service de demi-mesure : un trois-pièces convenable, mais avec un pantalon fuselé et à taille basse qui rend l’ensemble complètement déséquilibré.
Mais pour vous refiler une illusion, la boutique doit s’appuyer sur le marketing. Le fabricant est donc susceptible de fournir à la boutique des catalogues présentant les tissus, les modèles de vêtements et recommande de « booster les ventes » en mettant en avant ses produits de saison. Régulièrement la boutique se fait harceler par la retape du fabricant qui lui enjoint de fourguer des manteaux déperlants l’hiver, des chemisettes affreuses l’été, des sneakers de merde toute l’année — mais attention, sur-mesure, hein. Du moment que vous pouvez ajouter vos initiales ou faire broder un petit cœur, ça montre que vous n’êtes pas un pégreleux comme les autres.
Parmi les outils marketing, des tenues complètes sont proposées avec le bon goût d’Italiens d’école de commerce (ou de droit). La boutique reçoit les images qui sont censées être « inspirantes » et paye un supplément pour les personnaliser avec son logo. Bon : il y a des dizaines d’autres boutiques avec les mêmes images, le même superbe costume de mariage « pour être élégant en toutes circonstances »… et les mêmes arguments. Certains fabricants fournissent aussi un petit cours d’histoire du vêtement — enfin, « histoire », c’est surtout des clichés lapidaires qu’on trouve sur internet, c’est pas Fernand Braudel — voire une présentation d’un tisserand : on fournit au magasin le narratif clé en main (« une maison historique soucieuse de l’environnement, fidèle aux méthodes de fabrication authentiques »). Dans ces documents, le détail le plus anodin reçoit un nom technique pour bien épater le gogo : la couture des jeans, c’est plus classe quand le vendeur vous dit que c’est un point de chaînette… On ira jusqu’à créer une différence entre modèles « standard » et « sartorial » : on rajoute une surpiqûre, une poche monnaie et un point d’arrêt avec une couture fantaisie et votre jeans, pourtant parangon de la banalité, devient le sommet du graal du paroxysme de la sophistication intemporelle de l’artayeur.
Ces fabricants peuvent aussi vous proposer une gamme en prêt-à-porter : le magasin compose ainsi un vêtement d’après les possibilités offertes par l’atelier et est obligé de commander un certain nombre de pièces à la taille pour que cela soit rentable. On perçoit bien la finalité des fabricants qui est, au fond, de rentabiliser la production en limitant les complications. La tendance est d’ailleurs chez ces enseignes à proposer, à côté de la mesure, de plus en plus de pièces casual — pulls, jeans, vestes de travail — ce qui contredit la vocation de la véritable mesure laquelle repose sur la précision de la coupe pour mettre en avant la silhouette. Le vêtement casual, par définition, n’a pas pour mission de travailler des tissus nobles et de construire une prestance morphologique. On remplace donc la précision du travail de tailleur par la personnalisation industrialisée (oxymore, oui, oui) destinée à flatter le client qui veut acheter haut de gamme et pouvoir dire « mon tailleur ». Le costume sur-mesure n’y est plus alors qu’un produit parmi les autres qui sert à promouvoir une image de marque fondée sur une forme de distinction.
Conclusion
Le mieux pour ces magasins est de parvenir à vendre aussi des pièces qui relèvent du prêt à porter puisqu’elles ne dépendent pas de la mesure : écharpes, bonnets, sneakers, accessoires divers : là, au moins, impossible de se planter dans la prise de mesure. L’idée est de vous habiller « des pieds à la tête » en vendant de la « personnalisation » (custom) : ce n’est pas un hasard si le terme commence à se substituer à l’idée de mesure qui renvoie trop à l’idée d’une perfection tailleur qui, au fond, n’est pas l’objet de ce processus.
En définitive, l’avantage de la demi-mesure, c’est de choisir son tissu et les détails de son costume. C’est à peu près tout. Sinon, pour la mesure proprement dite, le style, la coupe, on se demande s’il ne vaut pas mieux une bonne retouche sur de la seconde main…
Marques recommandables à Paris : Les Francs-Tireurs (conseiller compétent), Artling (qui possède sa propre usine), Jean-Manuel Moreau (petite mesure réalisée par Orazio Luciano et pantalons faits main par Alberto Voglio), Atelier de Luca (petite mesure). Scabal, Maison Pen et Clotilde Ranno ont fait des choses bien.