Cet article s’adresse avant tout à ceux qui veulent apprendre comment s’est structuré le marché de la maroquinerie en France et quel est son état actuel. Nous traitons ici essentiellement de la maroquinerie “fine” ou “de luxe”. Nous ne parlons donc pas de la maroquinerie “rustique”. Par définition il s’agit d’un article long et technique, n’hésitez pas à le lire en plusieurs parties.
Avant-propos
Le cuir est l’une des plus vieilles ressources naturelles de l’humanité. L’archéologie moderne permet de suivre l’évolution de ce matériau à travers les millénaires. Ainsi des outils vieux de plus de 400 000 ans destinés au travail du cuir ont été récemment découverts lors de fouilles dans les environs de Rome. Autre exemple, une chaussure en cuir vieille de 5 500 ans, a été trouvée en 2008 sur le site archéologique Areni-1, situé en Arménie. Il s’agit de la plus ancienne chaussure en cuir connue à ce jour. L'histoire du cuir est étroitement liée au progrès de l'humanité, le cuir n’a cessé de servir l’homme et c’est toujours vrai à notre époque. Toutefois en raison de l’apparition de nouveaux matériaux et du progrès technique l’utilisation du cuir a changé. Elle est de moins en moins utilitaire et de plus en plus décorative. C’est en partie pour cette raison qu’à notre époque la maroquinerie est plus une affaire de statut que de besoin. Il se trouve que les gens qui cherchent à exprimer leur statut social par leur vestiaire le font essentiellement par l’achat de marques. Et il n’y a aucun problème à cela, l’expression du statut passe nécessairement par la reconnaissance par les pairs. Reconnaissance en partie obtenue grâce à l’identité forte et au pouvoir d’évocation des marques. Cela veut dire que nous avons aujourd’hui toute une masse de ploucs qui s'imaginent dur comme fer que Vuitton, Chanel et compagnie c'est le soleil et qu’il n’existe rien d’autre. Pour beaucoup il importe peu de savoir qui fabrique quoi et comment. Si c’était le cas personne ne paierait 800€ les bracelets petit H fabriqués en moins de deux avec des chutes de cuir destinées à la poubelle. L’important c’est le H et l’idée qu’il véhicule, pas autre chose.
L’objectif de cet état des lieux va être d’expliquer comment fonctionne le marché actuel de la maroquinerie, en trois grands axes. Qui sont les acteurs, ce qu’ils fabriquent et comment ils le fabriquent. Il ne s’agit pas d’un guide des marques ou d’un article expliquant en détails les méthodes de fabrication utilisées dans le milieu. Cet article va traiter indifféremment de la maroquinerie industrielle et de la maroquinerie artisanale afin de refléter au mieux la réalité du marché actuel. Cela peut sembler arbitraire tant il existe un gouffre entre les deux mais à partir du moment où l'industriel prétend posséder les qualités de l'artisanal il n'est pas injuste de lui mettre le nez dans sa merde.
Que recouvre la maroquinerie ?
Avant de s’attaquer au cœur du sujet il est important de revenir sur la définition même de la maroquinerie. Les secteurs professionnels qui transforment le cuir et les peaux sont aujourd’hui regroupées dans ce que l’on appelle la filière cuir, les mégisseries, les tanneries, les bottiers, maroquiniers… tous en font partie mais la maroquinerie occupe une place distincte puisqu’elle regroupe une multitude d’activités. La maroquinerie au sens le plus large et vague du mot correspond à une famille de professions qui ont en commun de travailler le cuir ou des matériaux de substitution du cuir (on pense par exemple à la toile PVC Vuitton ou à la lozine de la même marque), pour confectionner des objets d'usage personnel couvrant une gamme étendue.
Il n'existe pas dans le vocabulaire de distinction entre la maroquinerie traditionnelle et la maroquinerie industrielle. La différenciation n’est donc pas aussi simple qu’entre les bottiers et les chausseurs par exemple. Un bottier fabrique une chaussure de façon artisanale alors qu’un chausseur est un fabricant industriel. Alors certes il arrive de temps en temps qu’un chausseur se dise bottier mais c’est comme pisser sur quelqu’un et tenter de le convaincre que c’est de la pluie, l’imposture est grossière. Cela n'empêche pourtant pas les chausseurs industriels de s’attribuer régulièrement des qualités qu'ils n'ont pas, sans que personne ne moufte. Mieux, des cons leurs donnent même une tribune pour le faire. Imaginez maintenant un peu la jungle que c'est dans la maroquinerie où cette distinction n’existe pas, on dirait les abords du stade de France un soir de finale de Ligue des Champions avec sa horde “d'Anglais” sanguinaires.
D'un point de vue historique, pour une même profession -fabricant de sac- il existe deux termes qui chacun représentent un métier. Il y avait tout d’abord le sellier dont le nom est lié au monde du cheval. Dans le cadre du compagnonnage, "sacul" est le nom donné au sellier. Ce surnom aurait pour origine l'expression des soldats sous l'Empire qui appelaient "sac au cul" le sellier qui allait de compagnie en compagnie pour réparer et fabriquer les sacs qui servaient à caler le cul sur le cheval : la selle. L'apparition du "cheval vapeur" remet en question le travail de beaucoup de selliers. Certains s’adaptent et changent de métier pour fabriquer divers objets en cuir principalement à usage féminin. Ils donnent naissance aux selliers-maroquiniers que l’on connaît aujourd’hui.
Il y a ensuite le maroquinier, appelé maroco chez les compagnons. Le terme "maroquinier" désigne dans un premier temps celui qui tanne le cuir de chèvre : le maroquin. Cuir qui était utilisé dès le XIème siècle pour les reliures de livre notamment dans le sud de l'Espagne à Cordoue. Au début du XXème siècle, le "maroquin" désigne aussi un portefeuille, sorte de sac fait d'une feuille de cuir pliée, dans lequel on glisse des billets.
En France la maroquinerie est un secteur d’activité qui se porte bien, tellement bien que ça en est presque suspect si on le compare au reste de l'industrie nationale. Après des années passées à brader ses secteurs stratégiques et à délocaliser tout ce qui pouvait l'être la France est à la ramasse dans beaucoup de domaines, même là où elle ne s'en sortait pas trop mal il y a encore quelques années. Dieu merci, nous avons des sacs à mains. En cas de conflit mondial nos troupes d'élite sont d’ores et déjà équipées de sacs Birkin tactiques et ça n'est qu'une question de temps avant que les hommes du 3ème RIMA ne reçoivent les nouveaux modèles de Kelly furtifs. L'excellence Française sauvera le monde.
Alors certes, je déconne, je déconne, mais le fait est que la maroquinerie Française, notamment de très haut de gamme (comprendre par là très cher, mais pas forcément très bien faite) rayonne à l'international. En 2021, les importations de l’industrie française de la maroquinerie s’élèvent à 3,4 milliards d’euros pendant que les exportations culminent à 10 milliards d’euros, la balance commerciale de la filière est donc excédentaire. De façon globale 14,8% des articles de maroquinerie exportés dans le monde viennent de France. D'après le Conseil National du Cuir (CNC) les ventes de sacs à main, évaluées à 6,3 milliards d’euros, représentent 63% des exportations du secteur et ont progressé de 34% en 2021. Cela permet à la France de se positionner en 3ème position dans le palmarès des principaux exportateurs mondiaux d’articles de maroquinerie, derrière la Chine et l’Italie.
Qui sont les acteurs du marché ?
Au même titre que pour le costume, le soulier et bien d’autres domaines, le marché de la maroquinerie est divisé entre les industriels et les artisans. Avec néanmoins quelques spécificités.
Les grands groupes du luxe composés d’industriels.
Quand on parle de maroquinerie l'image des grands groupes du luxe vient immédiatement en tête, pour beaucoup de gens cette association est pratiquement automatique. Dans le petit monde du vêtement classique demandez à quelqu’un de vous citer un bottier réputé indépendant, et vous entendrez parler de quelques noms. Demandez la même pour un maroquinier, vous risquez le blanc. Demandez maintenant à une femme, qui reste quand même la principale cliente du milieu, le résultat sera le même. C’est bien simple la maroquinerie est tellement dominée par les groupes du luxe que les deux sont devenus indissociables. D’après les chiffres du CNC en 2020 les trente-deux entreprises qui emploient plus de 200 salariés réalisent 86% des facturations du secteur et emploient un peu moins des trois quarts des salariés. Il s’agit d’une constante, si l’on remonte à 2015 les vingt-cinq entreprises qui employaient plus de 200 salariés réalisaient 82% des facturations du secteur et employaient un peu moins des deux tiers des salariés. À eux seuls Hermès emploient directement 4 300 ouvriers dans une filière qui en compte environ 24 000, soit 18 % de toute la main d’œuvre pour une seule et unique entreprise. Si vous ajoutez leurs sous-traitants français, cette part dépasse allègrement les 20 %. La domination est totale.
Rétablissons en passant une vérité étonnamment inconnue de beaucoup. Au risque d’en décevoir certains, non vos sacs griffés Lancel, Dior, Longchamp, Céline, Louis Vuitton, Goyard etc etc ne sont pas fabriqués à la main. Ça n’est pas le sujet, mais si vous devez retenir au moins une chose de cet article c’est bien celle-ci.
D’où viennent les grands groupes du luxe ?
En dehors de l’exception notable d’Hermès et de quelques autres, les fondations des grands groupes du luxe ne sont pas à chercher du côté des artisans célèbres dont ils usent et abusent des noms. Les racines de LVMH ne se situent pas chez Louis Vuitton malletier attitré de l’impératrice Eugénie qui en 1854 s’établit à son compte en région Parisienne. En réalité les grands groupes du luxe sont une création relativement récente puisqu’ils s’affirment véritablement au début des années 90. Mais leurs origines sont beaucoup plus anciennes et remontent à la fin de la seconde guerre mondiale. À partir des années 30/40 une nouvelle ère commence pour le luxe, un véritable secteur économique s’orientant de plus en plus vers la production de masse commence à apparaître. Une transition s’opère et l’on assiste à un glissement de l’artisanat de luxe vers l’industrie du luxe. Ce processus est très bien documenté et a déjà fait l’objet de nombreuses études on peut entre autres citer les recherches de Marc de Ferrière le Vayer, spécialiste d’histoire des entreprises et d’histoire des techniques.
L'idée d'industrie du luxe n'est pas née du jour au lendemain. Elle s'est forgée au fil des années, des crises et bien évidemment de l'évolution du progrès technique. Au lendemain de la Première Guerre mondiale on commence à voir émerger l'idée de pouvoir distribuer en masse des produits raffinés, c'est le cas par exemple avec la parfumerie et le succès de Coco Chanel ou de la famille Guerlain. Mais à cette époque le luxe est encore majoritairement associé au savoir-faire et à la rareté. Alors que l'industrie est associée à la diffusion la plus large possible à bas prix. La contradiction entre les deux est évidente, mais l'enjeu pour les industriels l’est également. Il s'agit pour eux de trouver un équilibre entre le savoir-faire et la production de masse en intégrant de nouveaux procédés de fabrication afin de tirer les prix vers le bas. Cela afin de toucher une toute nouvelle clientèle, la classe moyenne. Seulement, l’industrialisation du luxe va être stoppée net par la Seconde Guerre mondiale. Au sortir de la guerre certains industriels, dont Guerlain, n'ont qu'une envie c'est de reprendre cette marche vers le luxe industrialisé. Mais les fonctionnaires du Plan (les planificateurs de l'économie chargés de lire l'avenir dans le marc de café) ont d'autres priorités. C'est pour cela que dès 1947, Lucien Lelong et Jean-Jacques Guerlain (fils de Jacques Guerlain) vont travailler à la création du Comité Colbert qui verra finalement le jour en 1954. Il s'agit au début d'un groupe de pression qui espère obtenir le redémarrage du secteur du luxe industriel, et qui petit à petit va se transformer en lobby dont le but est de défendre et promouvoir une industrie du luxe qui souhaite être le symbole de la France à l’étranger. Aujourd’hui le comité Colbert existe toujours et son dada c'est plutôt la lutte contre la contrefaçon qui fait du tort aux actionnaires, pas tellement la protection des traditions. Traditions qui empêcheraient de sortir toujours plus de merdes plus vite.
Christian Dior sera véritablement l’un des premiers à montrer la voie. Il avait compris comme beaucoup d’autres que le marché intermédiaire représentait une manne financière considérable, mais il fallait encore trouver le moyen de taper les classes moyennes. Il décide alors de vendre ses idées mais aussi son nom à des entreprises qui pourraient diffuser l'évangile selon Saint Dior à ceux qui ne pouvaient autrement pas se permettre d’acheter ses créations. Il commence par des bas de fabrication américaine, car comme nous venons de le voir l'industrie française ne s'est pas encore tout à fait remise de la guerre. Il décide d’utiliser son propre nom et c’est ainsi qu’en 1949 sont nées les bas Dior et avec eux la notion de licence en tant qu'option commerciale viable dans le monde du luxe. Dior considérait la concession de licences comme un moyen d'étendre l'activité de sa marque à un public plus large sans en assumer le coût ou les responsabilités de gestion. Il contactait les principaux fabricants dans des domaines particuliers et négociait des accords pour qu'ils produisent des articles portant le nom magique. En contrepartie, Dior recevait une redevance sur les ventes. En 1951, Dior exploitait des licences pour de nombreux produits de maroquinerie (des sacs à main, portefeuilles, gants) mais également des chemises pour hommes, des écharpes, des chapeaux, etc etc.
Deux anciens assistants de Dior, et malheureusement dépravés notoires, Pierre Cardin et plus tard Yves Saint Laurent, vont réellement pousser jusqu’au bout l’idée de licence. Yves Saint Laurent lance en 1966 une ligne de prêt-à-porter à bas prix appelée Rive Gauche qui ciblait les jeunes, son public favori. En 1967 il publiera également un livre intitulé “La Vilaine Lulu” qui raconte ses autres manières de cibler les plus jeunes, que l'on m’arrête à la sortie si ce que je dis n'est pas vrai. De son côté Cardin a un amour immodéré de l’argent, ce qui le conduit à mettre son nom sur absolument tout, y compris des poêles à frire. C’est à cette époque que l’on a vraiment totalement changé le paradigme de la mode et du luxe. Auparavant, tout était simple, les artisans fabriquaient des produits très chers que l’aristocratie ou la bourgeoisie achetait encore plus cher et cela servait à perpétuer le cycle. Désormais, il existe un nouveau modèle pyramidal dicté par les industriels. Tout au sommet ils ont leur fabrication iconique en petite série pour les vrais riches, leur production industrielle pour la classe moyenne, et une large gamme de produits sous licence pour ceux qui sont au bas de l'échelle. Le Ponzi appliqué au luxe, où ce sont les échelons inférieurs qui permettent de financer les ateliers de Pantin ou d’Asnières qui fournissent les échelons supérieurs.
Est-ce que tous les industriels se valent ?
Il serait injuste de mettre les industriels dans le même sac, bien qu’ils aient tous plus ou moins suivis la même évolution au fil des ans, tous n’ont pas les mêmes standards. Certes, il est également vrai qu’ils ont tous tendance à mentir comme des arracheurs de dents mais certains sont plus investis dans la maroquinerie que d’autres. Pour Hermès par exemple la maroquinerie représente environ 50 % de leur chiffre d’affaires. Il est donc normal que la marque ne traite pas ce domaine comme peuvent le faire d’autres concurrents. Il est également évident que tous les industriels ne véhiculent pas la même image. Or on le sait, ce qui intéresse les ploucs c’est l’image. Certaines marques ont dilué leur réputation à force de multiplier les licences, Cardin et Saint Laurent sont de bons exemples, aujourd’hui il faut être sacrément limité pour considérer ces marques comme ayant une image de luxe. Elles n’ont d’ailleurs plus aucun savoir-faire à mettre en vitrine. Alors que Vuitton par exemple ont encore leurs malles fabriquées dans leur atelier à Asnières dans les règles de l’art. Hermès ont également retenu un certain savoir-faire. Quand les marques n’ont pas totalement massacré leur renommée elles misent énormément sur les apparences. C’est le cas justement de Vuitton qui font beaucoup de simagrée, ils entubent le trèpe mais avec des gants blancs, c’est fait en douceur dans des boutiques feutrées. Le niveau de service est en général proportionnel aux prix pratiqués. L’un des dilemmes rencontrés par beaucoup de marques pour ne pas diluer totalement leur image réside dans la relation d’ils entretiennent avec la rareté ou non de leurs produits. Je cite le document d’enregistrement universel propre à LVHM “Les Maisons du Groupe se concentrent sur la créativité de leurs collections, le développement de produits iconiques et intemporels, l’excellence de leur distribution et le renforcement de leur présence en ligne, tout en préservant leur identité.” Traduction, il ne faut pas dénaturer la poule aux œufs d’or, mais il faut qu’elle ponde quand même le plus possible.
On le sait que la valeur est en partie corrélée avec la rareté, le luxe a certes changé, mais il n’a pas changé au point où la rareté a totalement perdu de son importance. Enfin tout est relatif, les sacs Vuitton ont la réputation d’être des sacs de catins tant ils sont courants dans la profession et ça ne semble pas déranger grand monde. Mieux, la marque a l’air de prendre ça comme un compliment. Je rappelle à tout hasard qu’en 2013 Louis Vuitton avait réalisé en collaboration avec Love magazine un court-métrage promotionnel où des mannequins de la marque jouaient le rôle de gagneuses. Ça n’est pas surprenant quand on sait que le directeur créatif de la marque était à l’époque un dépravé notoire, décidément…
Chez Hermès on ne saurait faire des scandales de ce genre. La marque a une autre spécialité qui est celle de volontairement frustrer ses clients quitte à les éconduire. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai toujours une once de respect pour eux, l’argent ne suffit pas à être client. À partir des années 2000 Hermès va mettre en place une stratégie de “rareté organisée” pour ses sacs les plus iconiques. La marque sait bien que 90 % des clientes qui franchissent le seuil d’une boutique le fait pour acheter un Kelly ou un Birkin. Dès lors comment s’assurer que ces modèles très demandés retiennent leur cachet et surtout leur exclusivité ? Simple, il suffit de refuser de les vendre. Ou plus exactement de prétexter qu’ils ne sont pas en stock dans la spécification demandée par le client, et ça même s’ils sont disponibles. Pour se couvrir face au Code de la consommation Hermès argue du fait que la demande dépasse leur capacité de production.
La marque a ensuite différentes méthodes pour “résoudre le problème de disponibilité” en fonction de la boutique. Il y a tout d’abord le système de loterie, vous demandez à avoir un rendez-vous et les places sont distribués au hasard parmi les candidats. Le rendez-vous en lui-même ne garantit rien, il est tout à fait possible que si vous demandez un Kelly sellier bleu le vendeur disparaisse dans la réserve pendant 30 minutes et revienne avec un Kelly retourné vert fluo, même s’il y a bien un sellier bleu en stock, il ne vous sera tout simplement jamais proposé.
Certaines boutiques fonctionnent sur une base de “premier arrivé premier servi” avec un système de liste d’attente qui peut s’étendre sur plusieurs années. D’autres laissent la possibilité aux clientes de remplir une liste de souhaits, qui ne garantit en aucun cas qu’elles recevront le sac convoité. Il s’agit plus ou moins d’un système de notification qui permettra au magasin de contacter la cliente, si un jour, par chance, ils ont un sac aux bonnes spécifications (ou approchantes) en boutique. Pour Hermès c’est une façon de maintenir le contact et de proposer à la vente d’autres produits, que les clientes achètent en espérant que cela débouche un jour sur la proposition du sac rêvé.
C’est là que l’astuce se manifeste dans toute sa splendeur, elle joue sur l’envie et la frustration. De fait les clientes éconduites, vont avoir deux types d’attitudes : soient elles vont claquer la porte et voir ailleurs, soit elles vont dédier toute leur énergie à l’acquisition du sac rêvé. Et puis de toute façon même celles qui claquent la porte finissent parfois par y revenir. Beaucoup vont tenter de “construire une relation avec la marque”, ou plus exactement d’avoir un historique d’achat en s’imaginant que cela va augmenter leurs chances. Elles vont alors acheter beaucoup de petites choses (celles sur lesquelles Hermès réalise le plus de marge) en espérant qu’à la fin du parcours initiatique se trouve le sac tant convoité. C’est là qu’Hermès fait d’une pierre deux coups, d’un côté ils préservent la valeur de leurs sacs iconiques, et de l’autre ils écoulent leurs produits à forte marge. Certaines clientes font en sorte d’être reconnues par les vendeurs (quitte à les harceler), d’autres inventent des techniques absurdes proches du vaudou. C’est pour cette raison que vous trouvez sur Youtube un nombre considérable de débiles plus ou moins hystériques qui font des vidéos se plaignant d’avoir été “insultées par Hermès” et qui expliquent que leur expérience client a été la pire chose de leur vie et qu’en raison de cela elles sont devenues grosses et ou dépressives. Je n’invente rien et je vous mets un florilège juste en dessous. À noter qu’Hermès exerce une parité stricte, les hommes sont traités de la même façon surtout dès qu’il s’agit des portefeuilles mais c’est valable pour le sac à missive et bien d’autres pièces. La marque a ainsi envoyé chier Fok, le créateur de l’arnaque qu’est Styleforum, et ce dernier n’a pas manqué d’aller pleurer sur son safespace virtuel comme quoi c’était injuste. Rien que pour avoir mis cet étron à sa place Hermès mérite une certaine forme de respect.
Petit florilège d'un genre en pleine expansion sur Youtube, les dingues "maltraitées" par Hermès avec les thumbnails qui transpirent le 80 de QI.
Si nous avons expliqué comment les industriels ont envahi le luxe nous n’avons pas expliqué comment la maroquinerie spécifiquement avait été conquise. Pourquoi les grands groupes contrôlent la maroquinerie ? La réponse est simple, la maroquinerie se meurt. Comment ça la maroquinerie se meurt ? Ne viens-je pas de dire que la maroquinerie est une industrie qui se porte bien et qui génère des milliards ? N’est-ce pas paradoxal ? Pas du tout. Malgré la bonne santé affichée des grandes marques internationales, les petits acteurs du luxe sur lesquels elles reposent sont aujourd’hui fragilisés, à tel point que certaines filières de fabrication d’objets de luxe et de formations sont soit disparues ou sur le point de disparaître. La maroquinerie se meurt de la même façon que les ébénistes du faubourg Saint Antoine sont morts. Pourtant les Parisiens ont toujours des meubles dans leurs appartements. Seulement plutôt que d’acheter une salle à manger à un ébéniste ils achètent de l’aggloméré Ikea tout naze. En quelque sorte les ébénistes ont été grand remplacés par l’ameublement froid et sans âmes nordique. Il en va de même pour la maroquinerie traditionnelle qui a été grand remplacée par la maroquinerie sans frontière et sans talent de LVMH. Une bonne partie de la filière a été décimée sans que cela n’émeuve personne et cela sur des décennies, mais aujourd’hui que les actionnaires ont besoin de vendre toujours plus de sacs toujours plus vite, ils se plaignent de ne pas trouver d’artisans…
Les petites entreprises et les artisans
Les maroquiniers traditionnels se font rares alors qu’ils constituaient avant le cœur du métier, cela s’explique par de nombreuses raisons. La situation des petites entreprises et des indépendants fabricant des produits de luxe pour la bourgeoisie, autrefois florissantes est plus que menacée par de nouveaux enjeux économiques, des nouvelles attentes sociales et une transformation fondamentale des espaces urbains comme des fonctions qui s'y déploient. La mondialisation ou encore la tertiarisation de la société avec son dénigrement systématique des formations manuelles sont bien évidemment des causes. Mais il existe aussi des raisons plus directes qui expliquent cette mutation et qui sont en rapport avec l'histoire industrielle Française comme nous venons de le voir par exemple avec la création du comité Colbert et la transition qui s’est opérée de l’artisanat de luxe à l’industrie du luxe.
Cette transition est vraie pour le monde du luxe en général, mais pour la maroquinerie il faut également ajouter le fait que les métiers de l'accessoire subissent la mode plus qu'ils ne la créent. Ils sont en expansion quand leur produit est à la mode et en crise quand il ne l'est plus. Dès lors, lorsque le marché se contracte, les plus compétitifs survivent, même s’ils ne sont pas les plus qualitatifs. À ce petit jeu les géants industriels sont beaucoup plus solides que n'importe quel artisan. Artisans dont la nature même est en partie responsable de leur disparition, ayant un caractère fortement individualiste ils sont attachés à leur liberté et sont en général peu intéressé par l’idée de s’unir dans le travail comme dans l'administratif. Il existe des initiatives de ce genre mais elles sont en général d’un succès limité, par exemple la fédération Française de la maroquinerie a une force de frappe totalement risible par rapport à celle du Comité Colbert qui est aux premières loges du pouvoir.
Comité dont le nombre de marques représentées ne fait que s'accroire alors que les entreprises participantes sont de moins en moins nombreuses puisqu'elles se rachètent entre elles et forment des groupes gigantesques. Un petit nombre de mains détient aujourd'hui la quasi-totalité de l'industrie du luxe mondial, entre les colonnes l'union fait la force.
Ainsi derrière les unes fanfaronnes des médias annonçant la belle santé de la maroquinerie Française, les chiffres toujours rassurant du CNC ou les résultats financiers astronomiques des groupes du luxe, la tendance globale est assez sombre puisque le “fleuron français” est bâti sur des fondations vermoulues, pour ne pas dire totalement pourries.
Le premier indicateur de cette décomposition est bien évidemment le nombre d’entreprises en lui-même. Ce dernier a baissé de façon dramatique au fil des ans. Vous allez me dire qu’avec l’amélioration de la mécanisation, la tertiarisation et la mondialisation il est normal que le nombre d’entreprises baisse avec le temps. Certes, mais le même phénomène n’a pas été observé avec la même violence chez les Italiens qui ont été parfaitement capable de préserver un tissu industriel fort dans le domaine de la maroquinerie ou vestimentaire en général, c’est donc bien un problème Français et non une sorte de fatalité irrémédiable.
En recoupant les chiffres publiés par les différents organismes de la filière cuir il est assez facile de suivre l’évolution du nombre d’entreprises de maroquinerie en France. Ce chiffre est beaucoup plus fiable que celui du nombre d’ouvriers. D’une part les comptages n’était pas toujours effectués de façon fiable et régulière, d’autre part la maroquinerie a eu pendant des années une forte tradition du travail à domicile, voire même plus généralement du travail au noir.
Il est important de préciser une chose, en 2013 le CNC a décidé de changer sa façon de compter les entreprises du secteur maroquinier. Avant 2013 seules les entreprises de plus de 5 salariés étaient comptabilisées, à partir de 2013 ce sont toutes les entreprises d’au moins un employé qui sont comptabilisées. Nous allons revenir là-dessus dans notre développement.
Les années 80/90 sont une époque charnière où l’on arrive vers la toute fin des petites entreprises et où l’hégémonie des grands groupes commence à s'affirmer. Dans les années 80 le secteur est en pleine mutation à plusieurs niveaux. Les industriels s’affirment mais une génération termine de mourir (littéralement), c'est celle des artisans des dernières heures du luxe à la Française. Ceux qui ont commencé à travailler durant les années folles et qui ont connu le style classique dans ses heures de gloire disparaissent et avec eux bien souvent leur entreprise. Ce phénomène commence vraiment dans les années 70, ainsi selon le bulletin professionnel de la maroquinerie n°l de 1973 il y avait lors de cette année 2000 entreprises de maroquinerie en France. En 1980 selon les chiffres du CNC il n’en reste plus que 436. En 7 ans plus de 1500 entreprises ont disparues. Alors certes le CNC ne compte à cette époque que les entreprises de plus de 5 salariés alors qu’il n’est pas donné de précision quant à la méthode de comptage du bulletin professionnel de la maroquinerie. Mais cela importe peu, puisque si l’on ne prend que les chiffres du CNC de 1980 à 1985 le nombre d’entreprises de maroquinerie de plus de 5 salariés passe de 436 à 337, presque 100 entreprises ont disparues en l’espace de seulement 5 ans. À partir de 1985 la situation se stabilise et l’on constate même une faible hausse, puisqu’en 1990 le CNC comptabilise 357 entreprises. Mais la guerre du Golfe va passer par là et va faire entrer le secteur en crise, en 1991 on ne compte plus que 298 entreprises. À partir de cette époque s’opère un phénomène intéressant, le nombre d’entreprises de plus de 5 employés ne cesse de baisser alors que pourtant la génération des maroquiniers de l’âge d’or a déjà disparu et celle qui la suivait aussi. De 1991 à 2012, dernière année de comparaison possible avant que le CNC ne change sa manière de compter, la filière est passée de 298 entreprises à 151. La raison est en partie due à l’hégémonie des grands groupes du luxe qui commence. Je rappelle que LVMH a été fondé en 1987, qu’Hermès a connu une période difficile dans les années 70 (on disait que la marque sacrifiait sa rentabilité sur l’hôtel de l’excellence) et se refait une santé à partir de 1990 et que PPR (aujourd’hui Kering) se lance dans le luxe en 1999 avec le rachat de Gucci et Yves Saint Laurent.
En raison de ces différents facteurs le nombre d’entreprises de maroquinerie en France n’a de cesse de baisser depuis les années 70. C’est alors qu’un paradoxe commence à apparaître, le nombre d’entreprises de la filière est en chute libre, mais le chiffre d’affaires lui est en hausse constante à partir du début des années 2000. Pour enrayer la chute du nombre d’entreprises le CNC a trouvé l’astuce que nous évoquions, il aura fallu attendre 30 ans pour qu'il se décide à partir de 2013 de comptabiliser toutes les entreprises ayant au moins un salarié. Et là miracle, on passe de 151 entreprises en 2012 à 431 en 2013, un nombre qui n’a plus été vu depuis les années 80. Sans surprise, cet ajout n’a pas fait croitre de façon significative le chiffre d’affaires de la filière car déjà en 2013 les 24 entreprises qui emploient plus de 200 salariés réalisaient plus de trois quarts de la facturation du secteur. Autant dire que les 280 entreprises ajoutées ne comptent que pour une goutte d’eau. Leur incorporation n’est qu’une manipulation statistique pour masquer la disparition progressive de tout ce qui n’est pas un industriel du luxe ou une grosse multinationale. En réalité le marché de la maroquinerie devient de plus en plus polarisé entre deux extrêmes, d'un côté vous avez les très grands et de l'autres les très petits, l’entre deux lui est en train de complètement disparaître et c’est pour lisser cette disparition que le CNC s’est senti forcé d’apporter une correction dans sa façon de compter les entreprises. Il faut dire que le “milieu”, ce monde de petites entreprises de 5 à 10 salariés, est soumis à une concurrence rude, une pression délirante des cotisations, contributions et autres taxes étatiques et qu'il est limité quant aux mesures d’optimisation fiscale qu’il peut mettre en place. Ça n'est pas exactement ce que l'on pourrait appeler attractif.
Cette bipolarisation est également visible quand on s’intéresse au chiffre d’affaires réalisé par le secteur de la maroquinerie. De 1980 à 1987 la maroquinerie Française présente un chiffre d’affaires qui tourne autour des 500 millions d’euros (420 millions en 1980, 628 en 1987). C’est la période de transition, qui est également visible si l’on regarde les importations et exportations de la filière, de 1980 à 1990 les importations sont toujours supérieures aux exportations, cette tendance ne commence à changer de façon définitive qu’à partir de 1994. En réalité le chiffre d’affaires de la maroquinerie restera constamment sous la barre du milliard d’euros jusqu’en 2001. C’est à partir de cette période que l’industrie du luxe a la mainmise complète sur la maroquinerie et que le chiffre d’affaires va augmenter de façon exponentielle. Ce qui compte ce n’est plus la qualité du produit, mais sa marque. Les industriels du luxe peuvent se permettre de produire beaucoup et pour pas cher, c’est la définition même de leur activité. Si vous combinez l’image de marque, la production en série rapide et bon marché à l’émergence d’une nouvelle catégorie de clients aux poches pleines plus rien ne s’oppose à ce que le chiffre d’affaires de la maroquinerie Française explose. Et c’est ce qu’il a fait. Aujourd’hui la maroquinerie réalise un chiffre d’affaires qui flirte avec les 4 milliards d’euros (3,3 milliards en 2020, 3,8 milliards en 2019), des chiffres totalement impensables dans les années 80. Rappelons à tout hasard qu’en 1994 un sac Kelly d’Hermès coutait approximativement 10 000 francs (2100€ actuels selon le convertisseur de l’Insee tenant compte de l’inflation) aujourd’hui pour un modèle similaire il faut compter aux alentours de 8000€. Pour la même année les sacs à main Vuitton iconiques commençaient à 3500 francs (768€ actuels selon l’Insee) alors qu’aujourd’hui pour le même prix vous n’avez même pas une pochette. Lorsqu’un sac à main produit par un artisan et un sac Hermès sont au même prix, le prix du premier correspond à ce qu’il vaut, le prix du second correspond à ce que la marque vaut.
Les conséquences ne se sont pas faites attendre certains secteurs ont pratiquement disparus, c’est le cas par exemple de la gainerie, la formation à l'école de gainier a disparu et aujourd’hui il n’existe plus de formation complète intégralement dédiée à cet artisanat d’excellence qui était plus ancien que la maroquinerie elle-même. Pour ceux qui l’ignorent le gainier est un artisan capable de recouvrir n’importe quel objet de cuir, et parfois de le dorer dans le cas du gainier-doreur. Étymologiquement le nom provient des gaines d'épée en cuir mais le gainier pouvait en plus des fourreaux fabriquer des écrins, coffrets, socles.… C’est au mieux s’il existe aujourd’hui une vingtaine de gainiers dans toute la France et parmi eux il n’existe que 3 ou 4 véritables spécialistes dont la formation s'est faite de père en fil ou via les maîtres d'art. Les maîtres d'art, une initiative de préservation du savoir-faire Français.
Il en va de même avec les pareurs, le parage est une technique qui permet d’amincir le cuir dans le but de diminuer son épaisseur sur une partie de la pièce, notamment les bords, à ne pas confondre avec le refendage qui consiste à faire diminuer l’épaisseur d’une pièce sur son intégralité. La technique du parage est ardue à maitriser et a fait l’objet d’une spécialisation avec l’apparition de pareurs indépendants notamment en ce qui concerne les cuirs exotiques qui sont particulièrement exigeants et coûteux. Dans les années 90 l’activité avait quasiment disparu avec seulement 5 à 6 pareurs à Paris. Aujourd’hui plus aucun de ces spécialistes n’est en activité, il existe encore une petite poignée de pareurs mais d’une nature différente. Il va s’agir essentiellement de sous-traitants multi-services offrants du parage à la machine pour les très petites entreprises ou les particuliers. Il en va de même pour les professions de fermoiriste ou de sertisseur-riveur qui ont pour ainsi dire totalement disparues avec la généralisation, entre autres, de la fermeture éclair.
La disparition de ces spécialistes s’est accompagnée de la perte d’un certain nombre de maroquiniers indépendants ou d’entreprises de taille familiale. Trop petits ils n’ont pas été en mesure de s’adapter à la concurrence des industriels du luxe comme à celle des pays du tiers monde. Tiers monde qui a été capable d’inonder le marché de produits peu coûteux et de piètre qualité d’une façon impressionnante. Il existe d’ailleurs à ce sujet une statistique amusante, ou déprimante c’est selon. Les prix moyens de sacs à main en sortie de douanes donnent une indication sur la gamme de produits que la France importe et exporte. En effet, pour les sacs à main en cuir, le prix moyen est de 89€ à l’import contre 500€ à l’export. Autrement dit, la France importe des sacs du tiers monde pour son marché domestique de ploucs et exporte ses sacs “de luxe” fabriqués par ces mêmes ploucs à l’international. Cela rend bien évidemment difficile toute survie d’un marché domestique non tourné vers l’export comme cela pouvait exister par le passé.
Il faut également réaliser que financer une petite ou moyenne entreprise de maroquinerie dans un monde de start-ups informatiques n'est pas évident. Toute entreprise qui souhaite se lancer doit tout d’abord parvenir à se financer auprès de banques ou par levées de fonds, alors que son profil ne correspond souvent pas aux attentes des investisseurs. Les besoins de financement des artisans en maroquinerie sont lourds, leur activité reposant sur des outils, des machines et des matières premières très onéreuses. Concrètement vous mettez bout à bout une pareuse, une machine à coudre, une presse hydraulique, une machine pour la dorure à chaud et vous en avez déjà pour 8000€ d’équipement et ça c'est en ne prenant qu'un exemplaire (neuf) de chaque, ajoutez à ça le local, les fournitures, les outils, le cuir... Certes vous pouvez vous passer de beaucoup de machines et vous lancer comme artisan, paradoxalement vous avez de meilleures chances puisque vous pouvez commencer sur vos fonds propres mais vous avez intérêt à être (très) bon sinon vous n'allez pas rester en business longtemps... Et même si vous l’êtes n’espérez pas attirer les Gucci coochie en parlant technique ou qualité, elles s’en branlent, votre clientèle ça sera la niche. C’est bien simple, certains maroquiniers indépendants en sont à faire de la revente ou du reconditionnement de sacs Hermès d’occasion pour arrondir les fins de mois.
Vous comprenez donc que les investissements dans de telles entreprises présentent des temps de retour très longs et sont particulièrement risqués. De fait les banques sont de plus en plus frileuses, méfiantes et exigeantes pour accorder un financement. Alors forcément, vous pensez que ce genre d'investissement ça fait bien rire Benoit Quinoa tout juste sorti de son école de commerce et qui n'a besoin que d'un ordinateur et d'un bureau en co-working pour lancer son biz de private labeling. Il n'a même pas besoin d'avoir un gros QI, il lui suffit juste de savoir mentir. Lui n'aura évidemment aucun problème pour obtenir ses financements, on lui donnera même une subvention.
Les Private labels
Cela m'amène tout naturellement à parler des private labels. La maroquinerie “basique” est un domaine particulièrement marqué par l’explosion des private labels. Le marché a été littéralement inondé de produits fabriqués un peu partout sous des “marques blanches” et cela depuis maintenant très longtemps. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que ces produits sont bons marché, ils utilisent l’image luxueuse du cuir pour vendre à des prix parfois (trop) élevés une production industrielle tout ce qu’il y a de plus bête. Dieu merci, la maroquinerie de luxe a été en partie épargnée par l’explosion des private labels, mais en partie seulement. Ce qui est relativement nouveau en revanche c’est l’émergence de private labels plus que basiques qui tentent de faire passer leurs produits pour du luxe. Si la pratique n’est pas nouvelle, elle fonctionnait beaucoup moins bien dans les années 80/90 qu’elle ne fonctionne aujourd’hui.
Nous allons également rappeler pour ceux qui l'ignorent que nous faisons toujours une distinction entre private labelling et sous-traitance. Si vous êtes un lecteur habitué vous savez déjà de quoi nous voulons parler. Dans le cas de la sous-traitance on parle d'une relation qui va du haut vers le bas, c'est à dire le donneur d'ordre vient chercher un outil de production, mais il réalise en amont toute la conception technique et contrôle plus ou moins directement tous les aspects techniques de son produit. Tous les groupes de luxe sous-traitent abondamment, en ce qui concerne Vuitton plus de la moitié de la maroquinerie de la marque est produite par des sous-traitants. Dans le cas du private labelling on parle d'une relation qui va du bas vers le haut, c'est l'usine qui contrôle les aspects techniques de la production et qui offre une solution plus ou moins “clef en main” à différentes marques (souvent des start-ups) qui vendent donc le même produit, mais sous une marque différente. C'est pour cela que l'on parle parfois de “marque blanche”, ça n'est pas raciste. Il existe ensuite plusieurs niveaux d'intégrations (là encore, ça n'est pas raciste) chaque marque va choisir ses options de “personnalisations” en fonction de ce qui est proposé par l'usine et va faire “sa” propre tambouille, sachant qu'un autre client peut très bien faire les mêmes choix. Il existe ensuite une certaine liberté ou non en ce qui concerne le sourcing des matières premières etc etc qui sera propre à chaque usine.
Dans le cas de la maroquinerie le tissu industriel appartient majoritairement aux grands groupes du luxe soit directement soit via une relation de sous-traitance très poussée (Maroquinerie Thomas, Rioland etc etc dépendent presque intégralement des grandes marques pour leur existence). Il existe relativement peu d'usines de taille importante qui peuvent faire de la maroquinerie industrielle ou semi industrielle de haut vol et qui ne soit pas déjà dans le giron d'Hermès, Vuitton etc etc. Il n’existe pas vraiment d'Edward Green ou d’Enzo Bonafe de la maroquinerie qui peuvent alimenter toutes les marques en private label 2.0 qui prétendent faire du luxe. Néanmoins, cela ne veut pas dire que ce cancer n’existe pas, loin de là, il y a des starts-ups de petits bobos urbains qui essayent de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. On en compte même un certain nombre. Quand ils ne trouvent pas une usine en France ils vont voir du côté des Italiens, des Espagnols ou encore des Roumains. Mais ils sévissent un peu moins que dans le domaine du soulier par exemple. Ces marques fonctionnent toutes selon le principe du “remplissage de cases” ou de la fiche technique pour parler simplement, il va s’agir de choisir des critères techniques simples sur lesquels communiquer. Par exemple dans le monde de la chaussure l’exemple typique est le montage Goodyear. Qu’il s’agisse de Max Suceur, Sale Gueule ou Macadam tous ont contribué à promouvoir le Goodyear master race à leurs clients. Dès lors, tout autre montage est considéré comme suspect par le lecteur de blogs.
Dans la maroquinerie c’est un exercice un peu plus difficile à faire, car malgré toutes les conneries qu’ils peuvent raconter leur fabrication est industrielle et quelconque. Ils ne vont pas pouvoir proposer du beau point sellier ou des tranches impeccables car cela demande trop de temps, et donc d'argent. Comme leur modèle économique repose sur des marges “faibles” et du volume, ils ne seraient pas compétitifs. Ils savent également que le milieu de la maroquinerie de luxe est déjà extrêmement saturé et comme ils ont du mal à communiquer sur le sujet, se faire une place va être difficile. Ça ne va pas les empêcher de mentir et d'avancer du “fait main” ou de la “fabrication française”, certains se risquent à du “cousu main” mais avec une bonne tarte dans la gueule il ne devrait pas être trop difficile de leur faire admettre que c'est de la machine.
Qu’est ce qui est fabriqué et comment ?
Nous allons maintenant parler un peu des objets couramment fabriqués en maroquinerie. Il n'est pas question de faire un inventaire à la Prévert, cela n'aurait aucun intérêt. L'objectif est simplement de donner une idée de ce qui est fabriqué en France.
Depuis 2013 le CNC publie une liste portant sur le nombre d'articles de maroquinerie fabriqués chaque année en France avec la facturation correspondante. Cette liste permet d'observer certaines grandes tendances, tout d’abord il n'est pas surprenant de voir que les sacs à main sont de loin en tête du classement du nombre d'unités produites, avec plus de 11 millions de pièces fabriquées chaque année si l'on fait exception de 2020, année de la panique sanitaire. D'une manière générale et sans entrer en détails dans les chiffres, les sacs à main représentent à eux seuls près des deux tiers de la production de maroquinerie Française. La fabrication Française de sac à main représente environ 20% de la production Européenne, la France se situe au deuxième rang des fabricants européens, loin derrière l’Italie qui assure à elle seule plus ou moins 60% de cette production en fonction des années.
La prépondérance des sacs à main se confirme quand on regarde la facturation. Les sacs génèrent en général aux alentours de 2 milliards d'euros par an soit là aussi les deux tiers de la facturation totale. Il est d'ailleurs intéressant de constater qu'en 2020 la France n'a produit que 8 millions de sacs, contre 11 millions en moyenne les années normales, mais que la facturation représentait 2,3 milliards d'euros soit le même montant que pour l'année 2018 et ses 11 millions de sacs. La baisse de production a donc été répercutée sur le prix de vente. L’offre et la demande toussa, toussa, un concept toujours inconnu de certains.
En France le second domaine en matière de volume de production est la petite maroquinerie, on parle ici d'une catégorie un peu fourre-tout qui concerne les articles de bureaux, les étuis (téléphone, cigares, lunettes…) mais pas les bracelets de montre où les portes-feuilles qui sont comptabilisés à part. Les autres produits issus de la maroquinerie se décomposent ensuite en parts plus ou moins égales.
On pourrait penser que les objets fabriqués par la filière de la maroquinerie ont toujours été plus ou moins constants dans leur nature à travers les ans. C’est en partie vrai, mais c’est également une vision simpliste. Comme nous l’avons déjà mentionné les métiers de l'accessoire subissent la mode plus qu'ils ne la créent. Cela se voit par exemple dans le cas des serviettes, cartables, attachés-cases et autres portes documents. On touche là à ce qui était le cœur historique de la maroquinerie Française, le sac rigide. Aujourd’hui les cartables et serviettes ne sont plus à la mode et cela se voit lorsque l’on regarde les volumes de productions. Il s’agit d’un domaine qui est en baisse constante depuis 2016. On est passé de 912 000 pièces en 2014 à 586 000 en 2020, et même en prenant 2019 ou 2018 comme année de référence, la production a pratiquement été divisée par deux. Cela s’explique comme nous l’avons dit par le fait que ces objets ne sont plus à la mode mais également par la généralisation du sac dit souple (ou retourné). Peu de gens imaginent ce qu’a représenté pour la maroquinerie ce changement brutal dans la mode, nous allons donc vous raconter cette révolution puisqu’elle permet également de comprendre comment la maroquinerie actuelle est devenue ce qu’elle est.
La fabrication du sac rigide avec fermoir correspond à une forme de sac couramment fabriquée dans la période d'Entre-deux-guerres jusqu'aux années 70/80. C’est ce qu’énormément d’hommes mais aussi d’écoliers utilisaient chaque jour pour porter leurs affaires. Pour beaucoup de maroquiniers à cette époque le sac rigide est un produit qui représente la tradition Française du secteur. À partir des années 70 les choses changent radicalement et le sac souple commence à se diffuser massivement en raison de son faible coût de production, mais également en raison de l’avènement du sportswear. Le sac souple n’est en soit pas une nouveauté, il existe déjà depuis des décennies, par exemple le sac haut à courroie d’Hermès est commercialisé pour la première fois aux alentours de 1890 mais c’est en raison d’un changement majeur dans la société et dans la façon dont les gens s’habillent que le sac souple devient incontournable.
L’Italie est déjà un très grand producteur de ce type de sac car le pays dispose de nombreuses peaux souples, notamment de l’agneau. En France les réticences sont plus grandes et l’'introduction du travail "souple" ne se fait pas sans mal. Il faut bien comprendre qu’une grande partie de l’industrie était structurée autour du travail rigide, et elle devait maintenant s’adapter au travail souple. Ce ne sont pas les mêmes techniques, le sac rigide demande beaucoup plus de travail, il faut encarter le cuir, pour le rigidifier, mais il faut également effectuer tout un travail de table (parer, coller, remborder) qui est exigeant. En comparaison le sac souple demande moins de travail, son montage est également beaucoup plus facile à effectuer. Les cadences changent drastiquement.
Pour le travail rigide de maroquinerie, certaines entreprises qui faisaient 5 à 6 pièces par jour, passent à 100 pièces par jour avec le souple. Il est estimé en moyenne qu’avec la mode du sac souple le temps de fabrication est divisé par 10 par rapport au sac rigide. Cela entraine évidemment des modifications au niveau des salaires et des emplois, les fermoiristes sont les premiers à pâtir des changements. Les mécaniciennes également appelées assembleuses qui étaient moins payées dans le travail du sac rigide que les coupeurs voient leur salaire devenir supérieur à celui de ces derniers. Beaucoup d’ouvriers habitués à la fabrication de sacs rigides ne vont pas accepter ces changements. Le fait est que le hasard a voulu que le sac souple devienne à la mode alors que la génération des maroquiniers qui ont connu essentiellement le travail rigide arrivait en fin de carrière, parfois même en fin de vie. La génération de l’âge d’or du style classique. Pour désigner un sac souple on parlait à l’époque dans le milieu de sac chiffon ou de sac torchon, parfois de sac fourre-tout et plus rarement de sac à merde. Certains disaient même “je n'ai pas supporté, je faisais de la maroquinerie” sous-entendu que le travail du sac souple n’en était pas. Le milieu a eu parfois tant de dédain pour le sac souple que certaines entreprises se refusaient à en fabriquer. Peut-être espéraient ils ainsi faire changer la mode. En réalité beaucoup d’entre eux n’étaient pas dupes, ils n’étaient simplement pas en mesure de transformer leur outil de production pour s’adapter à cette nouvelle demande. Ils devaient en plus faire face à la concurrence asiatique, qui si elle n’avait jamais été en mesure de véritablement s’imposer sur le sac rigide était en revanche tout à fait capable de faire des sacs souples en grande quantité. D’ailleurs beaucoup d’entreprises Françaises vont faire le choix à cette époque de délocaliser intégralement leur production vers l’Asie ou tout au moins d’y installer des unités de productions tout en conservant une activité résiduelle en France pour certaines étapes de production.
Comment c’est fabriqué ?
Avec le développement sur la différence entre le sac souple et le sac rigide nous avons déjà donné une idée de la latitude qui existe dans les méthodes de fabrication de la maroquinerie mais uniquement en rapport avec un aspect spécifique du secteur. Dans cette partie nous allons poursuivre cette explication tout en prenant un point de vue plus global et moins centré sur les sacs. Nous n’allons pas entrer dans les détails des techniques utilisées, nous ferons cela dans un prochain article. Le but est avant tout de vous permettre de comprendre un peu mieux comment est fabriqué ce que vous achetez.
Si vous croyez le discours tenu par n'importe quelle usine qui fait de la maroquinerie en France, tous font de l'artisAnal, tous sont des protecteurs de la tradition et du savoir-faire Français. Il n’en est bien évidemment rien, et vous pouvez déplacer leur production en Chine, ou en Espagne sans que cela ne change quoique ce soit, si ce n'est la nationalité de celui qui est derrière les machines. Contrairement à certains métiers de l’élégance, la maroquinerie a pu bénéficier de l’industrialisation et du développement des machines, ce qui a permis à certaines petites ou moyennes entreprises de perdurer. Mais se faisant elles ont souvent également abandonné les techniques de fabrications traditionnelles qui étaient jusqu’alors les leurs et donc abandonné leur statut d'artisan. Comme dans le monde de la chaussure il existe en maroquinerie un viol total et répété de la mention “fait main” ou plus généralement du concept d'artisanat. Encore une fois, ça n'est pas parce que vous mettez avec vos main une pièce de cuir sous une presse hydraulique ou que vous la guider, là aussi avec vos mains, dans une pareuse mécanique que c'est de l'artisanat. Toucher du cuir n'a jamais transformé personne en artisan. Sinon vous pensez bien que depuis le temps qu'il est avec sa Brigitte, Micron aurait déjà été nommé meilleur ouvrier de France. Comme il n'y a pas de règle, ni de contrôle chacun fait ce qu'il veut et vous dira absolument n'importe quoi sur ce qu'ils fabriquent et sur leur façon de le fabriquer.
Une vision plus réaliste serait de dire qu'il existe en maroquinerie trois façons de faire, il y a une façon industrielle, une façon artisanale et une façon semi-industrielle. La maroquinerie industrielle est mécanisée et n'utilise pas ou peu le point sellier. La maroquinerie artisanale est fabriquée essentiellement à la main et surtout doit faire usage du point sellier. L'artisan est celui qui travaille à la main contrairement à l’ouvrier qui travaille de ses mains. Le plus important est donc que l'essentiel du travail soit fait à la main. Vous noterez que cette définition n’exclue pas l’usage de machine, rien n’interdit à un artisan d’utiliser un fer à fileter électrique. À titre personnel je considère qu'il n'y a pas d'artisanat là où il n'y a pas de point sellier. Le point sellier fait partie intégrante de la tradition maroquinière, il est son expression la plus pure, il est indestructible et surtout il ne peut pas être répliqué à la machine ce qui veut dire qu'il demande un véritable savoir-faire. La maroquinerie semi-industrielle est réalisée essentiellement à la machine mais inclue des étapes réalisées à la main et recours parfois au point sellier. C’est le cas par exemple de marques comme Hermès, ou encore Camille Fournet mais il en existe d’autres. Certains fabricants de maroquinerie vont également avoir tendance à revendiquer leur appartenance au monde de l'artisanat sous prétexte d'être une petite structure. L'argument est bien évidemment fallacieux, ça n'est pas la taille qui fait l’artisanat mais la façon. Vous mettez 100 maroquiniers dans une pièce, chacun travaillant à la main de A à Z, vous avez des artisans. Vous mettez 3 clampins derrière 5 machines, ça n'est pas parce qu'ils vont déplacer du cuir avec leurs mains d'une machine à l'autre que vous avez autre chose que de l'industriel. Si vous vous demandez pourquoi le point sellier en lui seul n’est pas constitutif d’artisanat, la raison est simple. Vous avez des pays, l’Italie notamment, qui font du point sellier comme ils font du cousu trépointe, un point tous les kilomètres et emballé c’est pesé. La densité de couture est ridicule et ne présente pas la même solidité. Et c'est pour cela qu'à mon avis la meilleure définition de la maroquinerie artisanale est une combinaison de deux facteurs, le travail doit être fait majoritairement à la main ET doit impérativement être fait au point sellier.
Et la contrefaçon, on en fait quoi ?
Enfin il serait dommage dans un état des lieux de la maroquinerie de ne pas aborder très brièvement la question des contrefaçons. La maroquinerie est un domaine particulièrement touché et pour beaucoup comme seule la marque compte, peu importe la légitimité de la provenance. Vous le savez si vous êtes un lecteur régulier du blog, nous avons une opinion assez favorable de la seconde main et des opportunités qu'elle propose. Pour la maroquinerie je suis personnellement beaucoup plus réservé. Oui, il y a des affaires à faire, parfois d'excellentes même, mais le risque de tomber sur une contrefaçon est immense. La vaste majorité des produits provenant de marques de luxe que vous trouvez sur les sites de seconde main sont des faux. Nous l'avons dit, les contrefacteurs ont leur travail facilité par l'industrialisation et l'uniformisation de la maroquinerie de luxe. Certains sacs contrefaits sont parfois mieux réalisés que certains sacs originaux. Il arrive même que les employés des marques de luxe ne sachent pas différencier leurs propres sacs des sacs contrefaits. Vous imaginez donc bien que les sites qui proposent d’authentifier des sacs de grandes marques ne sont donc pas toujours très fiables. Il arrive même que des sacs contrefaits soient fabriqués directement par ces mêmes employés, avec du matériel “emprunté” à l’usine, un réseau d’anciens d’Hermès a ainsi été démantelé. La justice n’a pas été tendre avec les fabricants de ces “faux vrais” sacs, certains se sont vu infligés des peines similaires à celles de violeurs ou d’homicidaires… Pour lutter contre ces problèmes de contrefaçons les marques ont des parades mais elles sont vaines, ils apposent des signes, ajoutent des numéros etc etc mais rien qui au final ne puisse être répliqué. Vuitton mettent depuis 2021 une puce dans leurs sacs pour authentifier les sacs originaux. Pour l’heure la marque n’a pas encore beaucoup communiqué sur le sujet et n’a pas non plus lancé d’application qui permette à des particuliers de scanner le contenu de la puce. Mais j’ai bien peur que cet effort soit vain, ça n’est qu’une question de temps avant que les contrefacteurs ne soient en mesure de trouver une parade en fournissant leurs propres puces.