On peut lire, dans cette somme de psychologie féminine qu’est le magazine Marie-Claire, qu’ « un changement d’apparence n’est jamais anodin ». Impossible de la contredire. Les apparences ont toujours pesé dans la vie humaine et c’est peut-être d’autant plus vrai aujourd’hui.
Prenons l’exemple de Goldman Sachs. Dans une note de service publiée au mois de mars dernier, la banque d’affaires américaine a mis un terme à l’hégémonie du costard-cravate. Quelques mois auparavant, le nouveau patron, David Solomon, avait déclaré qu’il soignerait l’image du secteur ; il est vrai, salement amochée par le scandale des subprimes. L’affaire a d’ailleurs valu au géant de wall street une amende de 5 milliards de dollars. Une goutte d’eau dans un océan de requins mais là n’est pas la question.
A n’en point douter, le « Firmwide Flexible Dress Code » participe à ce plan de reconquête de l’opinion. Paradoxalement, le relâchement des codes vestimentaires peut être une manière de rendre l’entreprise plus présentable aux yeux du grand public. Il faut bien avouer que les mises ostentatoires des golden boys sont devenues les symboles d’une finance dégénérée et destructrice qui n’a plus vraiment la côte. Pire, les boursicoteurs se sont fait damer le pion par une bande de geeks californiens qui amassent des milliards en hoodie-baskets. Dans l’ère du numérique, les gourous cool de la silicon valley sont devenus les maîtres du monde.
L’évolution des habitudes de travail, « généralement en faveur d’un environnement décontracté » (sic) est une réalité à laquelle Goldman Sachs doit s’adapter tant bien que mal. David Solomon qui, du haut de ses presque soixante ans, officie à ses heures perdues aux platines sous le nom de « DJ Sol » en sait quelque chose. Pour rester dans le coup et appâter du millenials, la vieille new-yorkaise a besoin d’un sérieux lifting.
Le Firmwide Flexible Dress Code est plus qu’un avenant au règlement intérieur de l’entreprise. C’est la déclinaison d’une doctrine qui postule l’obligation pour chaque salarié de s’adapter en permanence à son environnement de travail dans le but de maximiser les gains et rester dans la partie. Toujours selon le mémo, il s’agit de répondre aux attentes des clients, de manière à ce qu’ils se sentent à l’aise et en confiance avec les équipes de Goldman Sachs. Une ruse qui n’est pas sans rappeler celle du caméléon qui se fond dans le décor pour mieux surprendre sa proie… Et pourquoi pas lui injecter pour quelques millions de dollars d’actifs toxiques.
Cet art de la duplicité n’est pas sans inconvénient. Pour le salarié lambda, la notion de flexibilité est dénuée de toute portée pratique. Elle suscitera à coup sûr les plus grands dilemmes matinaux, devant une penderie dont on se demandera en vain si elle est suffisamment flexible compte tenu des enjeux de la journée. Avec le costume-cravate, les choses étaient tellement plus simples ; on se trompe difficilement en revêtant un uniforme.
Fort heureusement pour le devenir de l’humanité, tout le monde n’a pas vocation à jouer les icônes de mode sur instagram. Le conformisme et les conventions vestimentaires conservent un intérêt, même à l’heure du streetstyle. Ils permettent à chacun de s’identifier au sein du groupe, à travers son rôle et son statut social. Pour se faire respecter dans le monde cruel qu'est l’entreprise, le mieux est parfois d’éviter le chino moule-frite à la sauce casual-chic...
Alors, comment déterminer au quotidien ce qui est adapté ou non à son environnement de travail ? Et bien Goldman Sachs invite tout simplement ses collaborateurs à exercer en permanence leur « bon jugement ». Evidemment, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi : « une tenue décontractée n’est pas adaptée à tous les jours ni à toutes les interactions ». Merci oncle Sol pour ce bon conseil digne des meilleurs blogs de mode.
N’en déplaisent à certains commentateurs candides (ou complices) – qui présupposent que Goldman Sachs serait une entreprise philanthropique – le flexible dress code n’est certainement pas le produit d’une politique bienveillante. Ainsi que la note de service le laisse clairement entendre, la direction se réserve un pouvoir d’appréciation discrétionnaire sur la qualité du jugement de ses salariés en matière vestimentaire. Le critère retenu sera celui du goût du client et des profits réalisés avec ces derniers. Or, on voit bien à quelles dérives exposent une politique qui consiste à se plier systématiquement aux caprices de la clientèle, notamment sur le plan des discriminations.
On l’aura compris, le programme de flexibilité vestimentaire de Goldman Sachs porte en lui les germes d’une tyrannie particulièrement insidieuse : celle des apparences. Après La Grande Renonciation, avec laquelle les hommes du 20e siècle ont dû abandonner leurs fastueux atours d’ancien régime, voici venu le temps de La Grande Flexibilisation. Une révolution vestimentaire qui témoigne de profondes mutations sociales. La disparition des institutions traditionnelles au profit d’un individualisme autorégulé n’ira pas sans quelques heurts identitaires. Sur ce chapitre, il serait probablement dommage de laisser à Marie-Claire et consorts le monopole des réflexions sur l’importance des codes vestimentaires dans nos sociétés contemporaines.
Cinq-Mars.
En bonus, la transcription du mail reçu par les quelques trente-six mille salariés de Goldman Sachs :
Il aurait été intéressant que tu mettes du coup des exemples de ce que tu interprètes, dans ce cadre, comme étant concrètement le « flexible dress code »
Bonne remarque Gonzo.
Ce sera le thème d’un prochain article sur lequel nous travaillons assidûment.
À bientôt.
Bonjour, et merci pour cet article.
On peut néanmoins se féliciter de constater que l’on casse un peu plus ce lien malheureux entre travail et costume, élaboré par la bourgeoisie du 19e siècle comme subversion à la fonction et au rôle traditionnel de l’apparence promue par la culture aristocratique.
Bonjour Grégory et merci pour votre commentaire.
Il est probable que l’ordre bourgeois souffre à son tour d’une subversion de la société de consommation. Nous tenterons d’élucider ce point dans un prochain article.
Bien à vous.
J’apprend avec cet article cette histoire de « grande renonciation ». Selon wikipédia, c’est encore l’idéologie des lumières qui est responsable du déclin de la beauté dans le vêtement masculin, qui va de paire avec le rejet de l’association entre le vêtement et le statut social.
Quand sera t-on définitivement débarrassé de cette putain de révolution française ?
Bonjour,
A la lumière des commentaires, que d’habitude je ne lis jamais ailleurs, sur l’ensemble de vos articles il semblerait que les arrières plans politiques et philosophiques ne soient guère perçus par les lecteurs. A par une ou deux fois de manière assez superficielle.
Cela aurait pu être drôle.
Bonne continuation.