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Avant-propos
Mai 2023 est un mois qui a été marqué par la disparition du compagnon Stéphane Jimenez à l’âge de 54 ans. Mais également par les disparitions de Jason Amesbury, bottier indépendant et ancien de John Lobb St James, Enzo Bonafé fondateur de la marque Italienne portant son nom, et de Javier Sendra Navarro, propriétaire de l’usine Andrès Sendra utilisée par de nombreux private labels. Nous adressons bien évidemment nos plus sincères condoléances à leurs familles, ainsi qu’à leurs proches.
Stéphane Jimenez, Enzo Bonafé, Javier Sendra Navarro (photo en bas à gauche, à droite) et Jason Amesbury (photo en bas à droite, à gauche). Sur ces 4 décès, 3 peuvent être qualifiés de prématurés. J'ai vu beaucoup d'incompréhension suite à ces disparitions, incompréhension qui tient à une méconnaissance des métiers du cuir.
Cet article sera l’occasion d’explorer un aspect méconnu des métiers du cuir en général et de la botterie en particulier, à savoir les risques auxquels sont confrontés ces professionnels notamment, les risques de cancer, maladie qui a également emporté Stéphano Bemer il y a maintenant une dizaine d’année. Il sera succinct, factuel et assez neutre car je n’ai pas spécialement envie de rire.
C’est un sujet délicat à aborder car morbide et qui bien évidemment ne sera jamais traité par les influenceurs, ou les publications promotionnelles type the Rake ou Pointure car la mort n’est point glamour. Néanmoins nous nous sommes faits pour spécialité d’aborder les sujets délaissés par les autres et il est à notre avis important d’expliquer rapidement aux lecteurs que derrière une profession souvent perçue comme “magique” se cache une réalité malheureusement pas toujours rose.
Tout métier comporte son lot de risques plus ou moins sérieux, ceux du cuir ne font donc pas exception. Les risques ne sont pas les mêmes au niveau de l’artisanat et de l’industrie mais il y a bien souvent des parallèles. Les risques peuvent être regroupés en 3 grandes catégories, il y a les troubles musculo-squelettiques liés à la répétitivité des tâches, il y a les accidents liés à l’utilisation de machines ou d’outils, et enfin les risques liés à l’exposition à des produits nocifs pour la santé. En industrie on pourrait également parler des risques liés à l’exposition au bruit. L'utilisation de machines, en particulier dans les usines de chaussures, peut générer des niveaux de bruit très élevés. Une exposition prolongée à un bruit excessif peut entraîner une perte d'audition et d'autres problèmes auditifs. C’est pour cette raison que les ouvriers doivent porter des protections auditives appropriées, telles que des bouchons d'oreille ou des casques antibruit. Ce risque est relativement inexistant en artisanat, encore que… pour ceux qui travaillent en musique… je plaisante évidemment.
Nous allons maintenant aborder ces catégories en fonction de leur dangerosité.
Les Troubles Musculo-Squelettiques liés au travail
Dans la botterie, la chaussure industrielle, la maroquinerie et plus généralement dans tout métier de production le travail repose sur l’exécution de tâches répétitives. Les ouvriers et artisans doivent couper, coudre, se pencher etc etc. Ces tâches répétitives peuvent ensuite être sources de divers problèmes (syndrome du canal carpien, tendinite, syndrome du défilé thoraco-brachial, le syndrome de la tension cervicale…). Très honnêtement ce genre de risques se rencontrent dans beaucoup de métiers, même les employés de bureaux n’y sont pas étrangers. Une bonne posture, la mise en place de postes de travail ergonomiques, la fourniture d'outils et d'équipements appropriés et la promotion de pauses peuvent contribuer à réduire les risques. Ces derniers, sans être particulièrement élevés peuvent toutefois avoir un impact significatif sur la qualité de vie. Je peux vous garantir qu’après avoir passé une heure sur une couture petit point ou 3 h sur la couture en point sellier d’un sac vous le sentez passer. Ce qui explique en partie le prix élevé de ces prestations, vous payez un peu de sueur.
Les risques liés à l’utilisation de machines ou d’outils
Les fabricants de chaussures, les bottiers, les maroquiniers etc travaillent souvent avec des machines et des outils divers, tels que des machines à coudre, des machines à découper et des outils manuels (très) tranchants. Une mauvaise manipulation ou des mesures de sécurité inadéquates peuvent entraîner des accidents, tels que des coupures très sévères, ou des perforations (tout artisan qui se doit s’est déjà enfoncé une alêne dans un doigt ou dans une paume… ça fait partie de l’initiation). Il circule dans les ateliers de nombreuses anecdotes sur untel ou untel qui s’est coupé avec un couteau à parer ou qui s’est tapé sur les doigts avec un marteau. En général, ce sont des accidents mineurs qui forment la jeunesse et qui font rentrer le métier. Les risques liés à l’utilisation de machines sont plus présents en industrie qu’en artisanat. Toutefois ça n’est pas totalement vrai, la majorité des artisans utilisent des machines à parer, qui sont à traiter avec beaucoup de respect. Leur manquer de respect c’est courir le risque de perdre un ou plusieurs doigts.
Exposition à des produits nocifs
Nous entrons là dans le domaine qui est possiblement le moins connu du grand public. Les métiers du cuir impliquent l'utilisation de divers produits chimiques potentiellement toxiques. Bien évidemment tout le monde connaît les risques qui sont posés par les tanneries. Mais c’est là un exemple parmi tant d’autres. Les produits d’entretien pour le cuir, même ceux de Saphir, ne sont pas sans dangers, loin de là. Et puis il existe les solvants, entre autres, qui font partie du quotidien de nombreux professionnels du cuir, des bottiers en passant par les maroquiniers, tous sont en contact plus ou moins régulier avec. Une exposition prolongée à toutes ces substances peut entraîner des irritations de la peau, des problèmes respiratoires, mais surtout des problèmes de santé à long terme et notamment des cancers. Il y a eu beaucoup de changements, particulièrement dans le domaine des colles. Il existe aujourd’hui des colles de contact à base aqueuse qui sont sans dangers et qui sont de plus en plus utilisées. En revanche, ces colles ne sont pas les plus durables. Autrefois il existait des colles fortes, c'est-à-dire une colle d'origine animale qui nécessitait d'être chauffée au bain-marie pour être utilisée. Il existait également de la colle caoutchouc, qui pouvait (vraiment) très facilement s’enflammer. Aujourd’hui en industrie l’encollage est fait dans un espace bien ventilé, et est de plus en plus réalisé par une machine. Il faut en revanche noter que la colle qui est la plus utilisée en botterie ou en maroquinerie artisanale est la colle néoprène, qui produit des vapeurs particulièrement nocives et qui est également inflammable.
L’autre produit nocif auquel personne ne pense, c’est le cuir lui-même. Les teintures anilines utilisées dans le cuir et en réalité de nombreux produits utilisés lors du tannage et de la finition du cuir sont excessivement cancérigènes. De fait, la poussière et les particules de cuir (tannage végétal comme au chrome) sont elles aussi cancérigènes. Le processus de coupe, de ponçage et de finition du cuir génère de la poussière et des particules très volatiles, qui peuvent être inhalées et causer des problèmes respiratoires et malheureusement des cancers. Il existe de nombreuses études sur le sujet (ici, là ou encore là) qui démontrent toutes un risque accru de cancers du poumon, de l’estomac… Les principaux responsables de cancers parmi les ouvriers fabricant des chaussures et les bottiers sont les solvants et la poussière de cuir. Ce phénomène est bien connu de la médecine, mais il l’est moins du grand public.
Conclusion
Nombre de professionnels des métiers du cuir sont au courant de ces risques et les acceptent. La passion des bottiers et des maroquiniers pour leur métier est bien souvent immense et ils ne l’échangeraient pour rien au monde. Leur souci du détail, leur créativité et leur engagement envers l'excellence continueront d'inspirer les générations futures pour les métiers manuels du cuir, qui sont pourtant en train de disparaître. Stéphane Jimenez était un véritable artiste du métier, un maître artisan dont les mains agiles créaient des chaussures d'une beauté et d'une qualité exceptionnelle. Son dévouement à son art était palpable dans chaque paire de chaussures qu'il fabriquait. Chaque couture, chaque détail était exécuté avec une précision méticuleuse, témoignant de son amour et de son expertise inégalée. À tous les jeunes qui s’intéressent aux métiers du cuir, sachez qu’il y a parfois un prix à payer pour cette passion. À tous les clients, ne vous plaigniez pas qu’un artisan du cuir est “cher”, vous payez pour du sang, de la sueur et un monde qui est en voie de disparition.
Quelle tristesse, on a perdu un carré d’as.
RIP.
Ce n’est pas tellement qu’un artisan, s’il fait vraiment bien son travail, soit cher car tout travail mérite salaire justifié mais plus le niveau des prix atteint depuis une vingtaine d’années je dirai et qu’en parallèle de moins en moins de gens soient en capacité de se l’offrir, même une fois par décennie. Et là ce n’est plus la même salade.
Très bon article, concis. Merci de mettre en avant cet aspect des métiers du cuir.
M’étant formé chez Stefano Bemer (quelques années après sa disparition) puis chez Massaro par la suite, je dois admettre que les normes sanitaires en Italie semblaient laisser à désirer.
Mais à Paris on était très bien équipés, masques respiratoires, bouchons d’oreille sur-mesure…
Après bien entendu, s’imposer cette rigueur au quotidien n’est pas si évident, on peut avoir tendance à les utiliser une fois puis pas l’autre.
En revanche en cordonnerie, l’utilisation d’une quelconque protection respiratoire semble relever de l’abstrait le plus farfelu qui soit.
Bonjour et merci,
Oui l’Italie ne semble pas se préoccuper de ces questions, malheureusement. Dans les études comparatives entre l’Angleterre et l’Italie, il est assez systématique de voir des taux de pathologies plus élevés en Italie…
Si d’aventure vous remettiez la main sur ces études, je serais intéressé.
Je me permets de préciser que l’on ne cadre pas le cuir, on le caRde 😉 .
Encore merci pour le boulot, sûrement le blog le plus complet en français sur ces sujets.
Je viens de voir que les études sont déjà dans l’article mes excuses.
Merci, c’est corrigé. Ça n’est pas la première fois que le correcteur fait ce changement sans que je m’en aperçoive.